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Nigger par Maryse Noël Roumain   Leave a comment

Nigger
Par
Maryse Noël Roumain
Chapitre 1
Entre ses vingt-cinq et ses trente-cinq ans, le temps avait passé sans qu’elle s’en aperçoive. Marielle avait maintenant dépassé la trentaine et une bonne partie de sa vie s’était enfuie avec ses joies et ses peines.
Elle avait réussi pas mal de choses positives mais il lui restait ce sentiment indéfini d’avoir beaucoup encore à faire pour justifier son existence sur la terre comme si elle avait une mission à accomplir.
Les deux enfants, elle les avait eus le plus naturellement qui soit : une fille et un garçon. Les études, elle les avait faites sans trop de peine, jusqu’à ce doctorat en Psychologie, avec même beaucoup de facilité, son intelligence aidant, et en dépit du fait que l’anglais ne soit pas sa langue maternelle. Elles s’étaient, il est vrai, étalées sur plusieurs années car elle n’avait pu les réaliser à plein temps : il y avait les gosses dont il fallait prendre soin et les petits emplois intermittents qui permettaient de joindre les deux bouts.
A l’université, elle avait rencontré deux américaines noires : Lenore et Lotus. Lenore fréquentait un groupe de Blancs dont l’allégeance à gauche et au marxisme était douteuse. Il fallait se méfier de ces espions haineux. Quant à Lotus, elle était toute mélangée avec des problèmes d’estime de sa personne et avait donc de la peine à se trouver valorisante :
– « Tu as beaucoup de mérite et d’aptitudes intellectuelles », lui disait Marielle, pour l’encourager. «Tu as poursuivi des études jusqu’au doctorat. Il ne faut pas permettre à ta jeune sœur de t’appeler « nigger » pour un oui ou pour un non. »
Elle n’osait lui dire « tu es une belle femme ; c’est seulement que tu caches ta beauté pour que les autres ne la voient pas ». Elle ne le pensait pas moins. Lotus détestait émerger hors de son groupe. Sans doute se sentait-elle coupable d’être arrivée si loin dans la vie. Elle se coiffait comme une femme ratée, presque comme un homme. Ses vêtements ne mettaient pas sa féminité en valeur.
Elle avait peur de sa jeune sœur qui constamment cherchait à la dénigrer et à la rabaisser.
Marielle avait tout de suite saisi le jeu de cette dernière. Mais quant à Lotus, elle se faisait à chaque fois avoir. Sa sœur était malhonnête et persécutrice ; elle, elle était trop facilement consentante. Elle baissait la tête et se repliait sur elle-même comme un ver de terre. Se croyait-elle digne d’amour et d’affection ?
L’absence de l’estime de soi, très répandue dans les sociétés où le racisme est prédominant vient de la certitude absolue que nul ne peut connaître sa beauté réelle ou percevoir le sens de sa propre valeur sans qu’ils ne soient reflétés dans le miroir d’une personne qui vous aime inconditionnellement. La sœur de Lotus le savait profondément et intuitivement et elle était persuadée que celle-ci ne méritait que cette torture lente, cette appellation de « nigger » à chaque fois qu’elle essayait d’accomplir quelque chose.
A l’Université, Il y avait aussi la brésilienne Rosa qui se sentait plus proche des Blancs et Agathe qui venait des Iles Vierges et qu’elle avait du mal à définir quant à son identité. Mais ce fut surtout Eva, une Argentine qui revenait d’Europe et parlait le Français qui fut ce qu’on pourrait considérer comme son amie. Elle et Eva passaient du temps ensemble en dehors des activités académiques, comme à la cafeteria ou sur la cour de l’immeuble universitaire. Elles se racontaient des histoires, se livraient des confidences et se passaient des notes de Statistique.
Bref, Marielle, malgré ses efforts ne put se faire d’amis véritables à l’Université. Il est vrai qu’il y avait John. Il était un Jamaïcain du département d’Anthropologie qui écrivait sa thèse de doctorat. Il se promenait avec ses papiers de dissertation sous les bras comme un bien précieux qu’il avait peur de perdre ou de se faire voler. Il était un peu dans les vapes et n’avait pas l’air de trop se soucier d’elle – sauf de sa compagnie car il n’aimait sans doute pas être seul pour écrire sa thèse. John et elle se rencontraient dans le quartier d’East Flatbush à Brooklyn. Il était marié et n’avait pas tenté de l’approcher sexuellement.
Les étudiants et étudiantes de race blanche eux, avaient formé un gang fermé qui s’attiraient toutes les faveurs des professeurs : participation à des conférences, recherches en commun, références pour des emplois etc. Il était essentiel de participer à ce réseau et pas seulement de faire de bonnes notes. En fait, le succès académique était même moins important que la réussite sociale à l’Université. Car c’est le social qui assurait l’amitié des Profs qui devenaient vos mentors, essentiels pour l’insertion professionnelle après l’obtention des diplômes.
C’est cet échec social qui explique qu’elle n’ait pu s’intégrer dans les milieux académiques quand elle eut terminé son parcours universitaire et rédigé une thèse brillante au département de Psychologie. En plus de la compétition et de la rareté de ces postes, elle n’a eu à compter que sur elle.

Chapitre 2

Dans sa communauté, Marielle était plus intégrée socialement quoiqu’étant là aussi une marginale d’un autre type : elle était une militante de gauche.
La dictature de Papa Doc de 1957 à 1971, puis celle de son fils Bébé Doc, de 1971 aux années 1980, avaient donné lieu à l’émergence de groupes politiques dissidents, de gauche, du centre et de la droite. Et elle avait, depuis l’âge de vingt ans voulu se positionner, militer, à gauche, dans la mouvance des partis marxistes.
Elle racontait sa militance ou ce qu’elle en croyait à Eva :
« Ce que nous voulons », lui disait-elle, « c’est construire une société plus juste où prendra fin l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans ce but, nous devons construire un Parti de gauche qui prendra le pouvoir.
Mais nous sommes aussi maoïstes ; nous ne voulons pas organiser que les ouvriers, les « prolétaires » ; nous voulons aussi réaliser un large « front uni » avec les couches conscientisées des classes moyennes, de la paysannerie, de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie nationale.
Il faut organiser ce front uni qui luttera contra la dictature duvaliériste et instaurera une société où les militants de la gauche conséquente seront à l’avant-scène, aux postes de pouvoir et de commande pour faire passer leur projet de société. »
« Ce que nous voulons », poursuivait-elle dans ses conversations avec Eva, « c’est conscientiser les masses. Et l’un des moyens est la mobilisation par les groupes culturels qui organisent des performances : chants, théâtre, danses à contenu révolutionnaire. »
Marielle faisait partie d’un de ces groupes culturels et elle chantait en chœur des chansons révolutionnaires – sans vraiment savoir chanter -. Il s’agissait surtout de faire passer le message.
Elle-même ne comprenait pas ni pourquoi ni comment elle n’avait pas peur de la dictature qui était réputée pour avoir un service d’espionnage tentaculaire partout, même en diaspora. Elle ne venait pas pourtant d’une famille politique. Son engagement politique s’était fait spontanément et par amour pour les livres et les discussions intellectuelles qui permettaient de comprendre la société, notamment les rapports sociaux et l’histoire de la nation. IL faut l’avouer aussi, son parti-pris politique venait d’un positionnement aux côtés des plus pauvres. Dans son pays, il y avait trop de démunis.
« Et les femmes », lui demandait Eva, « comment te positionnes-tu par rapport à elles? »
Marielle ne se considérait pas comme une féministe dans le sens traditionnel du terme mais plutôt dans son sens orthodoxe : les femmes doivent rivaliser avec les hommes dans la lutte contre les forces d’exploitation et d’oppression. Elle se sentait l’égale de l’homme et pensait ce sentiment partagé. Bien sûr, chaque année, le 8 mars, jour de la commémoration de l’apport des femmes au mouvement révolutionnaire international, il y avait des activités spéciales de célébration reconnues par les hommes.-
« Et les hommes », poursuivait Eva, « dans ton groupe ne sont-ils pas oppresseurs? »
Marielle avait de la peine à répondre à cette question. Elle n’y avait jamais réfléchi. Il est de ces choses qu’on prend pour acquises comme le fait que dans un groupe de gauche comme celui auquel elle appartenait, l’équité des genres était admise et pratiquée par tous. En cela elle se trompait mais ne le sut que beaucoup plus tard.

Chapitre 3

Vers la fin des années quatre-vingt, en Haïti, il se passait des choses sur le plan politique. Bébé Doc avait succédé à son père comme président-dictateur à vie depuis 1971 à l’âge de 18 ans. Il avait aussi épousé la fille d’un couple mulâtre bourgeois, Michèle Bennett, au cours de noces somptueuses qui avaient – disait-on – coûté environ trois millions de dollars. Plusieurs couches des classes politiques étaient déçues y compris les premiers duvaliéristes surnommés dinosaures et les militaires.
Marielle ne comprenait pas très bien cette déception. Après tout, Papa Doc avait toujours prôné l’union par le mariage de la peau noire et de la peau claire pour mettre fin au préjugé de couleur qui favorisait les mulâtres sur les plans économique, social et politique.
Son plan, exprimé dans la revue Les Griots qu’il avait fondé avec une poignée d’intellectuels de la classe moyenne, était de « fusionner de gré ou de force », les deux ethnies – noire et mulâtre – de la société haïtienne en vue de sa soit-disant « stabilisation ».
Sa « théorie des deux élites » se formulait comme suit :
« Puisque tout notre effort de l’indépendance à nos jours a consisté dans le refoulement systématique des nos hérédités africaines tant dans l’ordre littéraire que politico-social, notre action devrait nous amener à demander la valorisation de ce facteur raciologique (sic).
Puisque, en outre, l’histoire et la sociologie enseignent que le génie d’un peuple est fonction de la stabilisation des ses composantes ethnique, laquelle stabilisation commande son rayonnement dans tous les domaines de l’activité…nous avons toujours préconisé l’harmonisation des deux tendances profondes et directrices de l’âme haïtienne. »
L’une des filles de Papa Doc, Marie-Denise, avait épousé un mulâtre, et la famille s’en était réjouie pensant sans doute le plan de l’équipe des Griots réussie.
Contrairement aux communistes qui, sous la direction de Jacques Roumain, Etienne Charlier et Anthony Lespès, avaient dans L’Analyse Schématique 32-34 (le Manifeste du Parti Communiste haïtien) envisagé la question sociale haïtienne comme étant une question de classe sociale, François Duvalier, Lorimer Denis et consorts l’avaient décrite comme étant une question de couleur opposant la classe moyenne noire et « L’arrière-pays », comme ils disaient en se référant aux paysans, aux mulâtres, toutes catégories sociales confondues. Le fait que la société haïtienne soit aussi composée de mulâtres appartenant aux classes défavorisées et qui connaissaient le même sort politique et social que les noirs des classes moyennes, intéressait peu les partisans de la théorie des deux élites. Il est vrai qu’à l’époque, le nombre de mulâtres pauvres était sans doute insignifiant.
Marielle, elle, ne s’embarrassait pas trop de théories intellectuelles, elle était pour les exclus et les opprimés – quelle que soit leur couleur de peau et leur classe sociale.

Chapitre 5
Quant aux dissidents, ils s’étaient dans les années quatre-vingt, multipliés et organisés au sein de l’église catholique notamment par la création des petites communautés de l’église qui faisait une option préférentielle pour les pauvres. La gauche communiste et socialiste renforçait aussi ses structures organisationnelles. Il était temps de se soulever pour provoquer le départ de Jean-Claude Duvalier et de sa famille proche.
En janvier 1986, il y eut des manifestations à travers le pays pour réclamer le départ de Baby Doc. Au début du mois de février, 40.000 manifestants avaient déambulé dans les rues du Cap-Haïtien scandant des slogans anti jean-claudistes et révolutionnaires. A Port-au-Prince, la capitale il y en avait environ 100 mille. L’opposition au régime duvaliériste qui avait pu se maintenir pendant vingt-neuf ans était massive et généralisée.
Marielle s’était inscrite à l’Université de la Ville de New York pour y compléter un doctorat en Psychologie. N’ayant pas les moyens de se payer une université privée, les jeunes étudiants avaient réclamé cette institution éclatée dans les différents quartiers de New York et qui devait servir une population étudiante diverse : les noirs, les hispaniques, les asiatiques et les blancs des classes défavorisées, de même que des immigrants venant de plusieurs pays.
Ce « Harvard du prolétariat », comme l’université a été nommée, procurait une éducation de qualité gratuitement d’abord et était ainsi à la portée de toutes les bourses.
Des programmes de maîtrise furent offerts au fil du temps et des programmes de doctorat.
(A suivre)

Posted December 31, 2014 by maryseroumain7 in Uncategorized