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A l’hôpital Jacobi, le docteur est enfin venu à deux heures du matin. Il examina mes pieds et me dit : « My name is Lu. Il s’agit d’une brulûre au second degré. Une greffe ne sera pas nécessaire ; ça guérira tout seul après environ deux semaines. »
De fait, deux jours après, on me renvoyait à la maison et de là, je partais pour Philadelphie chez ma sœur Marie.
Mon mari, qui était rentré à New York, pour passer quelques jours avec la famille, m’y rejoignit le dimanche suivant. Il a passé son temps à se promener autour de la piscine, dans la cour, en fumant et en réfléchissant. Il s’est fait faire des photos tout seul, posant, l’air sérieux, comme pour marquer le temps. A table, il appréciait les mets de ma sœur Marie qui, à défaut de « se mettre en quatre » pour nous recevoir, ne s’était pas néanmoins donné de la peine. Il a eu droit à du bœuf rôti et à des sardes roses cuites au four avec de l’oignon, des tomates et du persil. Il a bu aussi du bon vin offert exceptionnellement pour la circonstance.
Le vendredi suivant, nous sommes descendus nous promener au cœur de la ville en passant par le musée où avait eu lieu l’exposition de Salvador Dali que nous avons malheureusement ratée. Au restaurant belge, nous avons mangé des crêpes aux huitres et aux coquilles St Jaques et ensuite une crêpe au citron à nous trois comme dessert.
Non loin du faubourg où réside ma sœur, nous sommes allés au cinéma et nous avons vu « The Interpreter » avec Nicole Kidman et Sean Penn. C’est un suspense qui se déroule à l’ONU, à New York et où l’interprète de cette organisation se retrouve mêlée à un complot visant à assassiner le président africain du Motubo alors qu’il prenait la parole à l’Assemblée Générale. Quel Thriller ! Des enfants-soldats africains tirent à bout portant sur le journaliste venu enquêter sur les crimes du gouvernement avec de grosses mitrailleuses. Une bombe fait sauter un autobus dans un quartier de Brooklyn faisant d’énormes dégâts. The Interpreter, un film à voir.
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Il semble que ce soit un problème électrique qui ait provoqué l’incendie à l’Avenue Ash. Jusqu’à présent cependant, c’est-à-dire un mois après, le propriétaire ne nous a pas fait parvenir une note pour nous communiquer s’il s’était agi d’un accident ou si l’immeuble avait une défectuosité quelconque. Les locataires quant à eux n’ont tenu aucune réunion pour réfléchir ensemble et mettre à point une stratégie commune. Drôles de locataires !
Et pourtant les dommages sont importants car selon le rapport des pompiers, un gamin s’est cassé le bras en se faisant tomber du 4ème étage. Plusieurs personnes ont été conduites à l’hôpital pour avoir respiré de la fumée et, moi, je me suis brulée les pieds en descendant par l’escalier de secours.
Quant à l’immeuble il a subi pas mal de dommages lui aussi : le deuxième et le troisième étage en grande partie brûlés, nombre de portes forcées, des fils électriques exposés, partout l’odeur de fumée et une suie noire malodorante couvrant les murs.
J’ai rencontré ma voisine portoricaine Lisa en descendant par l’escalier. Elle n’y est pas allée par quatre chemins : la cause du feu est due à un problème électrique inhérent à l’immeuble.
« Mes enfants », me dit-elle, « sont traumatisés. Ils sont chez leur grand-mère en lieu sûr. Je me cherche un nouvel appartement. Il y a beaucoup de gens qui veulent s’en aller d’ici.»
Elle dramatise peut-être un peu…Mais, du coup, je m’émeus. Je n’entends plus habiter le 5b de la rue Ash.
Face à ma détermination, ma fille décide de venir à mon aide.
Elle et moi, nous avons toujours rêvé de pouvoir vivre ensemble dans un « brownstone » à Brooklyn. Nous habiterions chacune un étage…Il reste à convaincre son mari que c’est la bonne solution.
« On aménagerait des espaces-jardins dans la cour-arrière et sur le toit. »
« On pourrait avoir une piscine pour les gosses et on inviterait la famille et les amis à manger des mets cuits sur le gril accompagnés de cocktails de fruits.
Qui sait, ajouta-t-elle, on aurait peut-être des cheminées décoratives et plein de hautes fenêtres pour laisser rentrer la lumière du soleil. »
Et moi de lui dire, allant dans le même sens :
« En été, nous irions à des concerts à Prospect Park écouter Tabou Combo, Boukman Eksperyans ou même Lorraine Klassen, la chanteuse sud-africaine que j’allais voir à Montréal. Qui sait ? Tanya St Val, la chanteuse guadeloupéenne que j’aime beaucoup viendrait peut-être chanter le « zouk » !
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Début Juillet, deux mois après l’incendie, je suis dans mon nouvel appartement sur l’avenue Beech. J’y vis comme toujours avec mon fils. Ouf !
Ma fille et moi, nous prenons plaisir à le décorer. Nous avons trouvé un grand miroir antique avec un encadrement en bois sculpté que nous avons placé au-dessus du sofa-lit au salon. Nous avons aussi acheté des étagères pas chères où nous avons rangé des livres et quelques petits objets de décoration. J’ai accroché mon tableau de Manès Descollines, celui de Garibaldi et celui de mon ami Ray, peintre lui aussi. En plus, j’ai mis un collage de mon frère et un poster de Georgia O’Keefe. Il me reste à acheter les encadrements pour les photos de famille…
A mon nouveau travail à la bibliothèque du quartier, J’ai fait la connaissance de collègues : Jessica, Christina et Da Xin. J’avais déjà rencontré Mara ; c’est elle qui m’avait employée. Il y a aussi une Coréenne et une Portoricaine dont je ne connais pas encore les noms. Ce n’est pas bien payé, mais ce n’est pas du travail dur. Je peux même prendre un livre sur une étagère et lire un peu à mes heures libres, je pense. Mon département, c’est le Centre d’Apprentissage de l’Anglais comme Langue Seconde pour les Adultes. Apprendre une langue seconde, même s’il s’agit d’adultes, a quelque chose à voir avec la psychologie, le développement du langage et l’apprentissage. Je suis donc, avec mon diplôme en psychologie du développement, en territoire familier.
Depuis le temps que je travaille à la bibliothèque, je n’ai pas eu l’occasion de monter au troisième étage pour voir ce qu’ils ont comme collection de livres français. Ont-ils même des livres haïtiens ?
Cet appartement de l’Avenue Beech est certainement mieux que celui de l’Avenue Ash. L’immeuble en tout cas est en meilleur état. Je me dis que je peux avoir du monde à diner et qu’ils n’auront pas peur de prendre l’ascenseur…
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Je suis allée visiter le troisième étage de la bibliothèque où ils ont une collection internationale. J’ai pu examiner des livres français et constater qu’ils n’ont aucun livre haïtien. J’ai emprunté : « A la Recherche d’une Patrie », une biographie d’Aimé Césaire, l’écrivain Martiniquais, écrite par Georges Ngal. Je ne connaissais pas ce dernier. On le décrit comme romancier, essayiste et critique littéraire. Il a publié entre autres, Le Vol du Discours Africain, L’Errance et Césaire. Il rapporte que Césaire avait écrit un livre sur Toussaint Louverture et un autre sur notre roi Henri Christophe. Et aussi le fameux Cahier du Retour au Pays Natal, et, Et Les Chiens se Taisaient. Il fait partie du mouvement de la Négritude et de l’Ecole Surréaliste et a été influencé par Rimbaud et Lautréamont, Aragon et Breton… L’auteur écrit que « son écriture est scandée comme le jazz et le tam tam ».
« Cependant », écrit Ngal, « la source principale de Césaire reste l’expérience collective du Nègre dans le temps et dans l’espace – histoire et diaspora nègres – la situation concrète du Nègre de la Martinique, les lynchages du Mississipi, les traquages des esclaves dans les savanes et forêts de l’Afrique…je parle de millions d’hommes, écrit Césaire, à qui on a savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »
Senghor, Césaire, Damas, Price-Mars, Jacques Roumain, Langston Hugues etc. quelle époque que ces années de la Négritude !
Et en dépit du fait que je sois réduite à écrire sur l’incendie à Ash Avenue, je ne peux m’empêcher de demander si nous sommes condamnés à faire de la littérature sur les souffrances de l’homme noir et ses luttes de libération.